Au IVe siècle avant notre ère, le Marseillais Pythéas sillonna l'Atlantique, atteignit l'Angleterre, puis l'Islande et le cercle polaire. Il mesura les distances et les latitudes avec une incroyable précision pour l'époque. Cet explorateur de génie a transformé la vision du monde habité.
Il naît à Massalia (nom ligure de Marseille), vers 380 avant notre ère, vingt-quatre ans avant Alexandre le Grand. Citée grecque enclavée dans le pays des Ligures, Massalia est alors peuplée d'environ 6 000 habitants, réunis sur 50 hectares. La prospérité de la cité est fondée sur le commerce maritime. (On a d'ailleurs pu localiser le port avec précision, en 1967, lors des fouilles de la Bourse de Marseille [1].)
Désireux de trouver de nouvelles voies commerciales, les hiérarques phocéens vont lancer Pythéas dans un grand voyage d'exploration maritime. Issu d'une famille phocéenne, il a de vastes connaissances en mathématiques et en astronomie. Il respecte en cela une tradition, puisque Phocée, en Asie mineure, est proche de Milet, où naquit le mathématicien et philosophe grec Thalès au VIe siècle avant notre ère ; ainsi que de Samos, où vit le jour, un siècle plus tard, Pythagore.
Celui-ci avait observé la rotondité de la Terre en voyant, lors d'une éclipse, l'ombre projetée de la Terre sur la Lune. Pythéas est contemporain d'Aristote : ils cherchent tous les deux à prouver que notre planète est une sphère, comme l'enseigne l'école de Platon, à Athènes.
Les savants de l'époque ont également compris que la Terre n'a pas la même inclinaison que le Soleil. Mais ils ne peuvent imaginer qu'elle tourne sur elle-même. Ils la placent au centre d'un système astronomique où le Soleil et les étoiles tournent à un rythme que l'observation permet de déterminer.
LA PREMIÈRE VILLE SITUÉE GÉOGRAPHIQUEMENT
Enrichi des connaissances du IVe siècle, Pythéas profitera de son voyage pour vérifier toutes ces théories. Ce sera la première application à grande échelle de la cosmographie mathématique à la géographie.
Par ailleurs, Pythéas avait déjà mesuré la latitude de Massalia selon un procédé gnomique, c'est-à-dire en calculant avec un gnomon [2] la longueur des ombres projetées par le Soleil. Utilisé par les Chaldéens et les Egyptiens, il aurait été introduit en Grèce par Anaximandre (VIe siècle avant notre ère), à qui Pline attribue la découverte de l'obliquité de l'écliptique [3]. En d'autres termes, c'est la mesure de l'inclinaison de l'axe de la Terre sur le plan de l'écliptique (plan dans lequel la Terre tourne autour du Soleil).
Pythéas mesure la hauteur du Soleil le jour de l'équinoxe (21 mars) à midi : il obtient un rapport de 120 sur 111 (hauteur de la tige du gnomon sur la longueur de l'ombre portée), qui correspond à la latitude de Massalia, soit 43° 16' 15 (en réalité 43° 17' 56 ). Puis, le jour du solstice d'été (21 juin), à midi, il renouvelle sa mesure : le Soleil étant plus haut, l'ombre est plus courte. La différence des mesures donne la valeur de l'obliquité de l'écliptique, soit 23° 46'.
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Massalia ( Marseille ) |
Il détermine la latitude de Massalia avec une précision incroyable pour l'époque. Massalia devient ainsi la première ville du monde dont on connaît exactement la position géographique. Les latitudes de Rhodes, d'Alexandrie ou de Syène (aujourd'hui, Assouan) sont alors inconnues ; celle de Byzance, capitale d'un vaste empire, n'est connue qu'à deux degrés près. Marseille sert ainsi de point d'ancrage à la première cartographie de la Méditerranée et de l'Europe.
Gassendi renouvellera à Marseille l'expérience de Pythéas, le 21 juin 1638, dans le collège de l'Oratoire. En utilisant un fil de plomb de 16,5 m, il obtient une mesure différente de celle de Pythéas d'environ 17'.
Laplace expliquera plus tard cette variation de l'obliquité de l'écliptique en prouvant qu'elle varie de près de 3° sur une période de 40 000 ans, en raison de l'influence des grosses planètes proches de la Terre [4].
Au IVe siècle avant notre ère, Massalia est gouvernée par une oligarchie marchande - les « six cents Timouques » - qui projette d'élargir son champ commercial vers l'Atlantique, pour trouver une nouvelle voie au convoyage de l'étain et de l'ambre, jusque-là transportés par les terres. Les commerçants désirent sans doute s'affranchir des lourds péages des routes continentales et de l'insécurité qu'y font régner les Celtes. Mais les colonnes d'Héraclès (le détroit de Gibraltar) sont alors aux mains des Carthaginois, qui entendent préserver leur monopole du commerce extérieur à la Méditerranée.
IL EMBARQUE À 50 ANS
Les archontes de Massalia demandent à Pythéas de gagner la mer Boréale (au-delà des colonnes d'Héraclès) et de revenir par la route de l'est, qui, croit-on, débouche sur la mer Noire par les fleuves russes ou sur la mer Caspienne, que certains croient ouverte sur la mer Hyperboréale (la Baltique). Le géographe grec Strabon exprimera encore cette croyance trois siècles plus tard.
Pour les Phocéens, l'ambre et l'étain sont précieux. Le premier provient de gisements des rives de la Baltique, en particulier du Jutland (Danemark). Cette résine fossile sert à façonner des bijoux et orne fréquemment les tombes. Quant à l'étain, les Grecs en ont besoin pour fabriquer le bronze, dont ils font grand usage (armes, statues, joints dans la construction...).
L'étain leur parvient du sud de la Grande-Bretagne, mais ils ignorent le lieu et le mode d'exploitation des gisements. Un voyage de reconnaissance est donc d'un intérêt capital pour les Timouques.
À LA DÉCOUVERTE DE L'EUROPE
C'est à bord d'un pentécontore, solide navire qui peut parcourir 150 km par jour, que Pythéas accomplit son exploit. Après le passage des colonnes d'Héraclès, il longe les côtes - ou bien il rejoint l'île d'Ouessant -, contourne l'île d'Albion et atteint l'île de Thulé (Islande). Il ira ensuite jusqu'à la mer Baltique.
C'est Pythéas qui entreprend ce périple, officiellement animé par des objectifs commerciaux. Comment financer autrement cette aventure ? Il n'est qu'un « simple particulier sans fortune », selon l'historien grec Polybe, cité par Strabon [5]. Ses motifs profonds sont tout autres : il désire vérifier ses calculs de latitudes et ses théories sur la variation de la durée du jour en fonction de la latitude.
Vers 330 avant notre ère (il a une cinquantaine d'années), Pythéas quitte le lacydon (port antique) à bord d'un pentécontore, bateau rapide et solide qu'on appelle parfois l'Artémis à la flèche, car la déesse de la chasse est particulièrement vénérée à Massalia.
Pythéas longe la côte d'Ibérie, jalonnée, au sud d'Emporion (Ampurias), de comptoirs phocéens, puis carthaginois. Au douzième jour de navigation, il atteint les colonnes d'Héraclès, bloquées par les Carthaginois. Chose étonnante, il les franchit sans encombre, soit parce qu'il réussit à tromper de nuit la vigilance de l'ennemi, soit parce qu'il établit avec lui un accord d'investigation commerciale.
Après une halte dans la cité de Gadès (Cadix, Espagne), il parvient en six jours au cap Sacré (cap Saint-Vincent, Portugal). Suivant la route du Carthaginois Himilcon (environ un siècle auparavant), il remonte ensuite l'océan de cap en cap, jusqu'à la Bretagne.
Dans la relation de son voyage, connu des Anciens sous deux titres, Sur l'Océan et Description de la Terre, il évoque les quantités d'îles qui se trouvent au large de la péninsule armoricaine [6].
De là, le Massaliote se dirige très certainement vers la Cornouaille et les petites îles Sorlingues, régions alors très riches en étain. On les appelle les Kassitérides (du grec kassiteros, « étain »). Pythéas décrira en détail l'exploitation du minerai. Il touche l'île de Wight, qu'il nomme Ictis, et remonte le long des côtes de l'île d'Albion (Angleterre).
Il en explore une grande partie à pied et évalue son périmètre à 6 400 km (en unités modernes). Il estime aussi la distance entre l'Angleterre et Massalia à 1 700 km (au lieu de 1 800 km).
Pythéas rencontre les peuples de ces « nouvelles » contrées. Il restera d'ailleurs longtemps le seul à les avoir approchés. Il dépeint leurs moeurs avec force détails : « Ce sont des gens très simples, bien éloignés de la ruse et de la méchanceté des gens d'aujourd'hui. [...] Ils boivent non pas du vin, mais une liqueur fermentée à base d'orge. »
La taille et la forme de la Grande-Bretagne sont alors inconnues. Pythéas en donne, pour la première fois, une description nourrie : « La Bretagne est triangulaire comme la Sicile, mais ses côtés ne sont pas égaux. Elle s'étire obligatoirement le long d'un continent ».
En six jours de navigation, il atteint l'île de Thulé. Est-ce la Norvège ? Sans doute pas : ce pays se situe trop à l'est. S'agit-il de l'une des îles Shetland ou de l'archipel des Féroé ? On ne saurait les confondre avec une grande île...
C'est donc vraisemblablement l'Islande, dont Pythéas peint avec étonnement les habitants : « Les Barbares nous montraient où se couche le Soleil, c'est-à-dire l'endroit où il disparaît pendant six mois, mais où, l'été, les nuits sont éclairées. » Il évoque ainsi le cercle polaire...
Il poursuit sa montée vers le nord et dépasse sans doute le 65e parallèle. Il décrit le paysage, à un jour de navigation de Thulé : « Il n'existe plus de véritable terre, ni de mer, ni d'air, mais une combinaison de ces éléments, [...] comme un poumon marin [nom grec de la méduse]. Tout ce qui existe se trouve en suspension, rendant la navigation et la marche impossibles. »
Cette vision, où se mêlent icebergs, brouillard et mer, a sans doute terrorisé les marins. Puis Pythéas redescend vraisemblablement par la côte ouest de l'Angleterre et découvre l'Irlande sans y faire escale.
Ce voyage ou un autre le conduit aux confins de la mer Baltique, pays de l'ambre jaune, jusqu'au fleuve Tanaïs, qui peut être la Vistule ou le Niémen. Il découvre une île immense, que les indigènes nomment Abalus et que Pythéas baptise « Royale », en souvenir de l'Atlantide, où le palais de Poséidon est recouvert d'ambre. Le contour de l'Europe commence à sortir de la nuit.
À SON RETOUR, IL PASSE POUR UN MENTEUR
Durant son périple, Pythéas enregistre avec précision les déclinaisons du Soleil dans l'hémisphère nord. Il a l'idée de comparer une différence de latitudes (Marseille : 43° et cap Orcas : 58°) avec une distance parcourue en mer : 1° de latitude vaut environ 700 stades (110 km). Bien avant Hipparque (IIe siècle avant notre ère) et Eratosthène (- 284, - 192), il attribue à la circonférence de la Terre la valeur - en unités modernes - de 39 500 km (elle est en réalité, à l'équateur, de 40 074 km).
Passé les colonnes d'Héraclès, Pythéas observe le flux et le reflux de la mer, et les corrèle avec l'attraction de la Lune. On sait à l'époque que la Lune se retrouve à la même position dans le ciel toutes les 24 h 50 min. Pythéas découvre que les marées, comme la Lune, prennent 50 minutes de retard par jour, soit environ un jour par mois. À son retour, il passera pour un menteur, et certains savants lui rétorqueront que, si la mer monte, d'ailleurs fort peu, cette hausse est due à l'afflux des rivières !
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Détroit de Gibraltar (Espagne - Maroc) |
Enfin, Pythéas fut astronome. Il remarqua qu'il n'y avait pas d'étoile visible au pôle, alors qu'Eudoxe (- 406, - 355) en plaçait une. Le phénomène de précession des équinoxes (lié au lent déplacement de l'axe des pôles) confirme son observation.
Au-delà du 65e parallèle, il découvre de nouvelles constellations qui ne se couchent pas, dont la constellation circumpolaire du Bouvier. Il s'aperçoit que le point marquant le pôle forme un quadrilatère avec trois étoiles voisines (b de la Petite Ourse et a et k du Dragon). En ce temps-là, l'étoile polaire - qu'on l'appelait l'étoile du Gardien de l'ours ou la Phénicienne - était beaucoup plus éloignée du pôle qu'aujourd'hui.
De retour chez lui, Pythéas ne fut pas fêté comme il le méritait. Pour au moins deux raisons. En premier lieu, il semble avoir échoué dans son entreprise commerciale : la route qu'il avait découverte ne fut pas exploitée après lui. Pourquoi ? Parce que Carthage aurait sans doute empêché le trafic ; parce que les déplacements maritimes étaient plus longs et plus aléatoires que les voyages terrestres ; enfin parce que, les Celtes se stabilisant en Europe, leurs attaques avaient sans doute diminué.
L'autre raison de l'impopularité de Pythéas tient au fait que, au IVe siècle avant notre ère, si l'on avait compris que la Terre est ronde, on restait persuadé que la Méditerranée était le centre du monde et qu'il était impossible de vivre au-delà du 45e parallèle. Or, Pythéas exposait qu'il y avait une vie au nord du 60e parallèle.
Plutôt que de remettre en question la conception du monde, on préféra penser qu'il inventait de toutes pièces.
Pourtant, Pythéas l'incompris était fort en avance sur son temps. Il imaginait qu'au-delà des terres connues il en existait d'autres : « Si je calcule la courbure de l'Europe et la courbure du monde, je suis obligé de concevoir une sphère au rayon si grand et à un monde habité si étroit par rapport à ce qui doit être dans l'étendue que je ne peux que penser à d'autres terres au-delà de l'immensité de l'océan. »
Le voyage de Pythéas a incontestablement fait progresser les connaissances. Grâce à lui, l'Europe fut mieux connue géographiquement et ethniquement. Les cartes de l'archipel britannique et des côtes germaniques furent dessinées.
C'est seulement à partir du XVIe siècle qu'on commença à reconnaître l'apport de cet explorateur de génie. En 1753, le navigateur Louis-Antoine de Bougainville salue l'« habile astronome, ingénieux physicien, géographe exact, hardi navigateur, [dont les] voyages ont contribué à perfectionner la connaissance du globe ».
Pourtant, se peut-il que Pythéas n'ait pas effectué ses voyages ? Son livre a vraisemblablement disparu lors de l'incendie de la bibliothèque d'Alexandrie, en 47 (d'autres historiens situent le fameux incendie en 391, ou même en 640). Mais il en existait heureusement de nombreuses copies, dont purent se servir les géographes et les astronomes des générations suivantes.
Autres questions : se serait-il rendu en Bretagne par voie terrestre, comme on a pu le soutenir ? Dans quel sens a-t-il contourné l'Angleterre ? Est-il vraiment allé aussi loin au nord ? A-t-il découvert l'Islande ? Les historiens n'ont toujours pas tranché. A l'instar de Marco Polo, dont le voyage en Chine continue d'être controversé, Pythéas n'a pas fini de susciter des interrogations...
Notes :
[1] Wikipedia.org/wiki/Jardin_des_Vestiges
[2] gnomon : instrument composé d'une tige verticale faisant ombre sur une surface plane.
[3] Pline l'Ancien, Histoire Naturelle, livre 2, VIII.
[4] Traité de mécanique céleste, P.S. Laplace, tome III, Chap. X : « Théorie du mouvement de la Terre ».
[5] Géographie de Strabon, livre II, chap IV,2.
[6] Ce récit nous est connu par des citations de Strabon.