Amis lecteurs, alors que mon prochain livre sera bientôt sous presses, j'ai souhaité partager avec vous quelques lignes de son introduction... et aussi sa couverture conçue par Marie Johanne avec l'oeuvre de J. W. Waterhouse. Bonne fin de semaine !

Je venais d’achever de donner une conférence et un certain nombre de celles et de ceux qui y avaient assisté se pressaient maintenant devant moi, un livre à la main, dans l’attente de la traditionnelle dédicace.
C’est toujours un moment particulier, celui de la dédicace. C’est l’instant de la proximité, de l’échange des regards et de quelques mots – souvent retenus – parfois aussi d’accolades. Ce soir-là, la chaleur des cœurs était particulièrement palpable…
De temps à autre et tandis que les livres se succédaient sous ma plume, je ne pouvais cependant m’empêcher, au-delà de l’attention portée à chacun, de relever la tête pour tourner mon regard dans une direction précise.
À quelques pas en arrière de la foule se tenait une femme d’âge mûr. Elle me fixait, manifestement en attente de l’occasion où elle pourrait peut-être se trouver seule face à moi, à l’abri de toute oreille indiscrète. Une attitude qu’ont régulièrement certaines personnes dont le discours et la motivation peuvent parfois être surprenants. Depuis longtemps déjà j’avais remarqué cette façon de faire.
Toutefois, dans la lumière tamisée de cette fin de soirée-là, il me semblait que c’était un peu différent… Il y avait comme une profonde douleur, une usure de l’âme au fond des yeux de cette femme qui espérait son instant à elle.
Lorsqu’enfin nous fûmes seuls et cependant que les techniciens de la salle remballaient bruyamment leur matériel, la personne s’approcha de moi tout en me demandant si elle pouvait s’asseoir sur la chaise vide qui traînait derrière ma table. Elle tremblait un peu et était à l’évidence épuisée.
Je me souviens que, maladroitement, elle a alors cherché à me prendre une main.
– « Je vous en prie, Monsieur, expliquez-moi… Je n’en peux plus. »
Et sans que j’eusse à peine le temps d’acquiescer devant son désarroi palpable, la dame entreprit aussitôt de me tracer rapidement le schéma de sa vie, celui qui l’amenait là.
Née de père inconnu, sa mère l’avait élevée tant bien que mal dans des conditions fort modestes. Elle s’était ensuite mariée jeune pour fuir une enfance triste et lourde. Hélas, quelques années plus tard, elle s’était retrouvée veuve ; son mari, artisan du bâtiment, avait chuté d’un échafaudage, la laissant seule avec deux jeunes enfants et un emploi précaire.
Une dizaine d’années après cet événement, elle s’était finalement remariée à un homme qui s’était peu à peu révélé alcoolique et violent. Leur union avait, elle aussi, pris fin de façon dramatique. L’homme en question avait soudainement trouvé la mort dans un accident de voiture, emportant avec lui le fils de seize ans qu’elle lui avait confié l’espace de quelques heures.
Le gouffre… Elle s’était efforcée de surnager, aidée par une panoplie d’anxiolytiques. Cinq ou six ans défilèrent ainsi, parsemés de difficultés financières jusqu’à ce que sa fille quitte tout naturellement la maison pour aller vivre avec un homme, violent, lui aussi, comme par fatalité…
Enfin, elle était là, assise à côté de moi, encore sous le choc de sa dernière visite chez le médecin. On venait de lui diagnostiquer un cancer des intestins.
Pas de larmes, pas de plaintes non plus mais une infinie lassitude dans un abîme d’incompréhension.
Je ne sais plus ce que j’ai pu trouver à répondre aux "pourquoi" de cette femme avalée tout entière par les épreuves. J’ai seulement en mémoire que nous avons parlé jusqu’à ce que nous soyons gentiment mais fermement poussés dehors par le concierge de la salle. Il n’y a pas d’explications toutes faites dans de tels cas. Il n’y a pas non plus de "recettes de consolation".
Ce que je peux néanmoins dire aujourd’hui, maintenant que les années ont passé en laissant leurs sillons en moi, c’est que, si le présent livre existe, c’est avant tout pour tenter de répondre aux mille et une interrogations, au désarroi et aux peurs de toutes celles et tous ceux qui, comme cette femme croisée un soir, se trouvent démunis face aux embûches de leur propre vie. Des embûches ou même des drames qui semblent parfois n’en plus finir, des injustices qui ont le visage de l’inexplicable, de l’inacceptable, celui de la maladie aussi ou encore celui des pièges comportementaux dans lesquels on tombe et re-tombe sans cesse.
Bien sûr et fort heureusement, tous les itinéraires de vie ne sont pas aussi terribles que celui que je viens d’évoquer. Il n’empêche cependant que vous avons tous notre lot d’épreuves, que certaines vies ont des allures de "parcours du combattant" et que beaucoup d’entre nous demeurent démunis et dans l’incompréhension du sens des secousses – parfois à répétition – qui émaillent leur chemin.
Pourquoi tant de séparations, de pertes, de deuils, de difficultés à trouver sa place, de portes fermées, de chances gâchées ou de problèmes de santé récurrents ? Oui pourquoi ? Alors, trop souvent, c’est le découragement, la résignation ou la révolte avec ses excès comme autant de compensations et parfois même la violence pour ultime exutoire.
Rarement la réflexion, la compréhension puis la prise d’altitude, faute d’outils, faute "d’ailes" pour pouvoir poser un autre regard sur soi et le monde. Et un jour, on meurt ainsi… las de tout, avec un bagage de frustrations ou pire, avec une colère… inconscients du fait que "tout cela" nous suivra "de l’autre côté"...